mardi 22 février 2011

La leçon d'arithmétique











La leçon d’arithmétique

Par Melchior


Un jour à la fois de vacances et de pluie, Augustine, laissant sa nièce Lili à la garde de ses voisins, les instits de l’école Olympe de Gouges, avait pris le car pour la ville. Après avoir tourné en rond («j’sais pas quoi faire, qu’est-ce que je peux faire?»), Lili décida d’enseigner la table de multiplication des neuf à mes oies de compagnie, qui, désœuvrées, traînaient à proximité de l’école, n’ayant pas rencontré comme elles l'espéraient certains pigeons de leur connaissance: ils étaient partis sans les prévenir visiter un champ fraîchement ensemencé. Elles crurent comprendre que Lili les conviait à admirer une «table de l’oeuf», la suivirent, intriguées, jusque dans une salle de classe, faisant bien attention à s’essuyer les palmes avant d’entrer, et s'installèrent sur deux petits bancs en face du tableau noir (qui est vert, comme on sait).

Lili commença par tester sur Immanence et Multitude la méthode traditionnelle.
- Apprenez d’abord l’air, et répétez après moi, une, deux.

Et elle leur serina l’air connu:"Gnan gnan gnan, gnan; Gnan gnan gnan, grangnan (ter)Gnan gnan gnan, gnan gnan gnan (quater)Gnan gnan gnan, gnan gnan gnan gnan gnan (bis)."

Quand les oies eurent bien appris par cœur à dire en chœur: "Gang gang gang, gang"et la suite, ce à quoi elles s'appliquèrent jusqu'à dodeliner de la tête comme deux braves bêtes de basse-cour, Lili leur délivra au tableau noir les paroles, que pour ne pas alourdir l’exposé nous livrons ci-après sous sa forme synthétique, familière à chacun: neuf fois n (sous-entendu, égal) 9n [n prenant pour valeurs successives depuis 1 jusqu’à 10,“paroles” qu’elle avait notées, sous leur forme développée, sur une petite fiche bristol, non qu’elle ne les sût, mais on ne sait jamais.

Après quoi, elle leur dit:
- Eh bien, apprenez cela, et après la récréation je vous interrogerai.

Après la récréation, Lili interrogea les oies sur la table des neuf, selon la méthode La Martinière. Elle disait par exemple: «neuf fois sept?», les oies devaient écrire : «soixante-trois» (en chiffres) et lever leur ardoise. La pauvre Lili dut vite se rendre à l’évidence, les deux têtes folles n’avaient rien retenu de la leçon. - C’est comme si j’avais fait pipi dans un violon! (dit-elle fort dépitée). L’expression amusa beaucoup les oies, mais elles se gardèrent de rire; d’une part elles ne voulaient pas blesser la maîtresse, d’autre part elles étaient fort marries d’avoir la caboche aussi dure, et craignaient, au train où allaient les choses, de ne jamais pouvoir décrocher leur brevet.

Après la matinée d'école, Lili réfléchit beaucoup, consulta, et finit par me demander ce que j’en pensais.
- Hum (lui dis-je) À ta place je me contenterais d’apprendre à tes élèves 9x9=81, en leur faisant remarquer que le reste, ils le savent déjà. Car 2x9 c’est 9x2, etc. et les élèves sont censés savoir leurs tables jusqu’à celle des 8, et même celles des 10 et des onze, qui sont si faciles qu’on les anticipe toujours.Et je partis sur une digression, comme quoi la table de Un milliard puissance 2 était plus facile (vachement plus fastoche, même) que celle, mettons, de Soixante-dix-huit (ou Septante-huit comme disent les Belges).
- Mais, Melchior (me répondit-elle avec une certaine impatience) tu dis: «Les élèves le savent déjà », comme s’il s’agissait des enfants de l’école et comme si j’étais leur vraie maîtresse. Reviens sur terre, il s’agit de tes oies, et il faut bien voir en face qu’elles ont d’éno-OO-ormes lacunes. Si je veux vraiment leur apprendre la table des neuf, il va falloir que je m’y prenne autrement.
- Hum!
(dis-je encore). Et je me remis à réfléchir, non sans examiner attentivement sa fiche récapitulative des «paroles» de la table des neuf, car l’air: “han hi han, han” et la suite, on connaît déjà.
-Hum! (dis-je une troisième fois) Je crois que j’ai une petite idée. Et nous en discutâmes, une partie de l'après-midi, jusqu'à l'heure du goûter. Le lendemain, il pleuvait encore, et les oies étaient toujours volontaires pour passer un peu de temps à l’école et s’y instruire utilement. Elles n’avaient pas sitôt replié leurs parapluies, que Lili leur dit:- Je vais mettre en œuvre une autre méthode.Toutes deux s’en réjouirent, car elles avaient fait un vilain rêve, identique chez l'une et l'autre, où les multiplicateurs s’écharpaient méchamment avec les multiplicandes et les produits, et, en chahutant, avaient même cassé un neuf, ce qui les avait réveillées ensemble en sursaut.Lili leur fit d’abord copier, en tirant la langue et en s’appliquant, les deux premières colonnes de sa fiche récapitulative, soit dix «9» suivis de dix «x».- Bravo (leur dit-elle). Vous avez écrit dix fois «neuf multiplié par». Dans une nouvelle colonne, vous allez ajouter, bien proprement les uns au-dessous des autres, les nombres «1» à «10». OK?- OK! (dirent Immanence et Multitude). Et elles le firent proprement et sans se tromper. Lili passa dans les rangs pour vérifier, et se déclara satisfaite. Puis elle fit ajouter une quatrième colonne, du signe égal répété dix fois. Ce fut le plus délicat: il n’est pas si facile, à des oies inexpérimentées, de tracer deux traits exactement de la même longueur, et si l’on en rajoute un peu au plus court, on risque de le faire plus long que l’autre, de sorte que celui-ci de plus long qu’il était devient plus court et que celui-là de plus court qu’il était devient plus long, et ça ne va pas, on s’énerve, on gomme avec fureur, au risque de faire un trou et de devoir tout recommencer, si c’est-i’ pas malheureux tout ça. Enfin, grâce à Madame l’Inspectrice Augustine et à Monsieur le Conseiller pédagogique Melchior qui, passant par là et n’ayant rien d’autre à faire, avaient décidé de venir visiter Madame la Professeure des Écoles et ses élèves ansériformes, l’on s’en sortit plus qu’honorablement, et le travail, encore inachevé mais en voie d'achèvement, était fort beau et méritait amplement des «tb» à profusion.

- C’est très bien, les enfants (dit Lili). Maintenant, nous allons faire quelque chose d’amusant: dans la colonne suivante, vous allez écrire, de haut en bas, les chiffres de 0 à 9; puis à côté la même chose sauf que c’est le contraire: 0 à 9 de bas en haut. Vous avez bien compris ? Oui, Immanence ?- Ou bien 9 à 0 de haut en bas ? En comptant à l’envers ?- Ah oui, comme au basket à la fin d’un temps mort ! (dit Multitude)
- Que ces oiseaux sont éveillés ! (me chuchota Augustine).
- Comme vous voulez (dit Lili), à condition de ne pas vous tromper. Les oies savaient compter de 0 à 9 à l’endroit depuis leur tendre enfance d’oisons, et à l’envers depuis qu’elles assistaient aux matches de basket (elles étaient les mascottes, Immanence de l’équipe locale et Multitude du club de pompom girls).
- Maintenant (dit Lili), posez les crayons et dites-moi ce que vous remarquez dans les trois dernières colonnes.Il y eut un long silence studieux. On entendait seulement la pluie.
- Ah ben oui (fit Immanence), un zéro neuf, deux un huit, trois deux sept et ainsi de suite: le deuxième chiffre est le précédent du premier...
-Exactement ! (dit Lili) C'est très bien.- … et le troisième est le complément à neuf du deuxième! (dit Multitude, pour ne pas être en reste). Ah ben ça c'est rigolo! Et elles se mirent à criailler, siffler et cacarder toutes deux comme des petites folles.
- Est-elle arrivée à ses fins ?
(me demanda Augustine, quand nous eûmes pris congé)
- Aucun doute: elles sauront leur table des neuf dès demain matin, après une nuit de sommeil pour laisser le cerveau assimiler.
- La deuxième méthode est sans doute plus rigolote, mais n'est-ce pas un peu du temps perdu ?
- Je ne crois pas
(dis-je). Comparons les deux méthodes. Je bus un peu de la tisane que m'offrait Augustine en son logis, et me lançai:
- La première approche est très traditionnelle. C'est “le savoir” qui est mis au centre du processus, comme un monument aux morts sur la place du village. Il fait référence, on lui fait révérence. Il faut se plier à ses structures pour avoir la grâce de cesser d'être ignorant. Le “gnan gnan gnan” est une offrande en forme d'écrin, dont il est fait don à la divinité, laquelle divinité consent – ou ne consent pas – à s'y venir déposer majestueusement. Elle vient: on est digne et l'on a droit aux bons points; elle ne vient pas: honte à soi, on mérite la mauvaise note et le coin, coiffé (horresco referens !) du bonnet d'âne. Et dans cette première méthode, le maître n'est jamais qu'un prêtre, au fond, le prêtre du savoir. Avec, au-dessus de lui, un évêque: l'Inspecteur.- En grec, épiscopos, oui, je sais (dit Augustine). Qui vous regarde du dessus. Mais un prêtre ? Je ne sais pas ce qu'en dirait l'abbé Lélaine.

- On lui demandera, quand il viendra. Il
se trouve que l'abbé ne vint pas ce jour-là, occupé qu'il était à exorciser, à la demande d'un paysan, les pigeons venus pique-niquer en un champ fraîchement ensemencé.

- La seconde (repris-je après avoir bu une nouvelle gorgée) “met au centre” - comme on dit - l'élève, avec ses résistances, ses désirs (dont celui d'apprendre, mais qui n'est jamais seul), ses facultés de se concentrer comme de se distraire (ou disperser, ou dissiper); comptons aussi l'émulation et autres effets de groupe. Le but n'est plus de faire se déposer le saint savoir dans son écrin, mais de faire de la chose qu'on saura - du gai savoir si possible - un attribut de la personnalité du sujet nouvellement sachant. C'est très différent comme approche et comme perspective.

-
Cependant, cette deuxième méthode ne me paraît pas beaucoup plus proche de leur pratique quotidienne.

- Pour les oies, oui. C'est juste un jeu de vacances, pour jour pluvieux. Pour des enfants dans leur environnement, le plaisir d'apprendre est là, plaisir d'agrandir leur emprise sur le monde, leur “espace de libre mouvement” comme dit...

- Kurt Lewin, je sais.
(Augustine connaissait mes dadas).

- Elles sont plus à même (conclus-je) d'accroître ladite emprise sur le monde par cette méthode que par l'apprentissage par coeur traditionnel.

- Mais (s'étonna Augustine) ce que tu dis là n'est-il pas acquis depuis longtemps, dans l'Éducation nationale ?

- Oh que non ! C'est toujours la guerre entre les tradis et les pédagos. Sur laquelle je n'ai pas trop envie de m'étendre aujourd'hui.

- Cela dit, ta méthode n'est pas applicable pour les autres tables.

- En effet. Encore que, si les oies essayaient pour voir, l'expérience les instruirait... Mais la table des neuf, c'est le dessert, propre à faire apprécier le calcul et la compagnie des nombres; et c'est déjà beaucoup, je pense.

- On te dira que les tables, il faut quand même bien les savoir par cœur.

- C'est préférable, en effet. Mais pas forcément les apprendre par cœur. C'est comme la poésie (les “récitations”). Une fermière n'apprend jamais par cœur les noms de ses poules, ou de ses vaches, et pourtant elle les sait. De même la grand-mère les prénoms de ses petits-enfants.

- Reste que “foie neuf” pour les oies, c'est surtout évocateur d'une convalescence après gavage
(dit un écureuil qui passait par les branches des arbres du jardin; et de rire, et de rire).

2 commentaires:

  1. Quoi de neuf les filles? Bonjour Immanence et Multitude, nos seules oies de compagnie sur ce Blog.Vous voilà si expertes ès n'oeuf que vous les mériteriez,vos palmes académiques, si nous n'étions sous la gouvernance de Bokassark.

    Notre cher Melchior nous rappelle que la mémoire à long terme, c'est bien, mais que la mémoire procédurale est fort utile pour s'approprier les bases du savoir. Ainsi les petits nenfants peuvent-ils comprendre de quoi il retourne au lieu de passivement engranger des connaissances.

    Je propose que nous dédions ce Fil à la question de l'école et de l'éducation.

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  2. Dans le faisceau des causes des difficultés de l'école, le manque d'enseignants (Lu dans Le Monde)

    Les parents d'élèves d'Epinay-sur-Seine vont saisir la HALDE mardi 15 mars pour discrimination territoriale. Depuis le début de l'année, les 28 maternelles et primaires de la commune cumulent les absences non remplacées d'enseignants. Les plaignants s'estiment lésés du fait de leur situation géographique.

    Les dernière statitiques ont montré que ce département produisait beaucoup plus de sans diplômes et de sans qualifications que ses voisins.

    La plainte risque de mettre la Haute autorité dans l'embarras. En effet, le territoire n'est pas un critère de discrimination au sens du code pénal.

    Entre autres requêtes, la FCPE demande à l'autorité administrative d'"étudier et [de] comparer la situation des remplaçants du premier degré à Epinay-sur-Seine avec celles d'autres territoires". avec l'espoir qu'une telle enquête pousse le législateur à modifier la législation pour que la discrimination territoriale soit reconnue. Une proposition de loi a déjà été déposée le 18 novembre 2010 par 20 députés communistes, du Front de gauche et divers gauche. Elle vise à ajouter le "lieu d'habitation ou de résidence" parmi les motifs de discrimination. Le texte n'a pas encore été examiné à l'assemblée nationale.

    La fédération de parents d'élèves souhaite aussi que la Halde fasse "des recommandations au ministère de l'éducation nationale afin de corriger l'inégalité territoriale constatée" et qu'elle appuie "leur demande de résolution immédiate du problème de remplacement des enseignants". Depuis le début de l'année scolaire, dans les 28 écoles de la commune, les parents d'élèves d'Epinay-sur-Seine ont recensé 630 journées d'absences non remplacées, soit une tous les quatre jours.

    Selon la FCPE, plusieurs raisons expliquent ces absences massives. Tout d'abord, Epinay-sur-Seine est excentré à l'extrême-ouest de son département. Cela "entraîne régulièrement le désistement d'enseignants remplaçants sur des postes pourtant existants", estime le courrier. Par ailleurs, en Seine-Saint-Denis plus que dans d'autres départements, beaucoup d'instituteurs demandent de changer d'affectation dès leur première année. "Ils étaient 47 % en 2009, soit 8 % de plus que la moyenne nationale, indique Mathieu Glaymann. Nous n'avons pas le chiffre pour Epinay-sur-Seine mais nous soupçonnons qu'il est encore plus élevé."

    Dans sa lettre à la Halde, la fédération précise qu'à Epinay, 84 % des absences d'enseignants du premier degré ne sont pas palliées. En cause, un contingent insuffisant de remplaçants. Les parents d'élèves n'en recensent que vingt-quatre, dont huit en congés de longue maladie ou de maternité. Ainsi, seulement seize remplaçants seraient actifs pour un total de 276 classes dans la commune. La fédération en réclame vingt-huit.

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