vendredi 11 décembre 2009

"LA PETITE ROSE ROUGE POSEE SUR LE PAPIER"



«La petite rose rouge posée sur le papier…»

par Kairos


Aube est l’enfant de la Nuit du Tournesol. Sous le nom agrammatique d’Ecusette de Noireul, la lettre magique sur laquelle se clôt L’Amour fou lui est et lui fait destinée:

«Au beau printemps de 1952 vous viendrez d’avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d’entrouvrir ce livre dont j’aime à penser qu’euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines» […] «Ma toute petite enfant, qui n’avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle » […] «Toujours et longtemps, les deux grands mots ennemis qui s’affrontent dès qu’il est question de l’amour, n’ont jamais échangé de plus aveuglants coups d’épées qu’aujourd’hui au-dessus de moi, dans un ciel tout entier comme vos yeux dont le blanc est encore si bleu» […] «J’y songeais, non sans fièvre, en septembre 1936, seul avec vous dans ma fameuse maison inhabitable de sel gemme» […] «J’aimais en vous tous les petits enfants des miliciens d’Espagne, pareils à ceux que j’avais vus courir nus dans les faubourgs de Santa Cruz de Tenerife» […] «Qu’avant tout l’idée de famille rentre sous terre». Et ces derniers mots à l’horizon de tous les royaumes insoumis : «Je vous souhaite d’être follement aimée

Ces Lettres à Aube nous ouvrent la correspondance privée d’une relation filiale où ne se dément jamais l’affection la plus attentive... depuis une carte postale au cachet «HABANA-CUBA- 1938», jusqu’à ce mot hâtif, sans date, un carré de papier glissé sous la porte de l’atelier du 42, rue Fontaine, quelques semaines ou jours avant le fatidique 28 septembre 1966, où le cœur se rompt:

«Rien que de l’herbe

-pour que

ma petite Aube

y fasse passer

le printemps»

Ainsi nous avons entre les mains - grâce au soutien de la Fondation d’entreprise de la Poste… ce qui vaut son pesant de surréalisme! - un livre grand format, aux riches illustrations de couleur reproduisant certaines de ces «lettres-images-objets», en témoignage d’une poésie quotidienne - qui n’est pas exactement celle du quotidien (au sens du réalisme descriptif).

Aube au Pays des Merveilles. Et André Breton fait briller le fil d’ange qui permet le retour du voyage de l’autre côté du miroir du temps:

«Les deux petits chats blancs à oreilles noires m’ont demandé où tu étais». «Je vois ce qui m’est caché à jamais/Quand tu dors dans la clairière de ton bras sous les papillons de tes cheveux»: «Raconte-nous encore toutes sortes de choses ensoleillées». «Le bel emploi du temps constamment affiché aux murs de ma vie»; «Je te serre de tout le lierre du monde»; «Il faut que j’écarte bien des rideaux de neige et d’oiseaux de mer pour arriver jusqu’à ma petite Aube»: «Un petit cactus tonneau que nous avons ici dans un pot a donné une de ces dernières nuits une merveilleuse fleur blanche en étoiles»

Une petite fille qui semble ne pas grandir, qui garde la dorure de ses ailes comme les papillons qu’elle collectionne (ô sphinx du laurier-rose!); qui côtoie Wilfredo Lam ou Victor Brauner, Benjamin Péret ou Julien Gracq, Joyce Mansour ou Léo Ferré; qui néglige d’écrire à son grand-père, et qui méconnait absolument l’orthographe et les règles de conjugaison au point de mettre en péril ses études (André Breton se révèle, de ce point de vue, un père sourcilleux, sans pour autant jamais se départir d’une tendresse donnée par avance, et au-delà de tout)… Une petite fille qui vit souvent ailleurs, et loin, depuis la séparation de ses parents intervenue durant l’exil new-yorkais, lorsque Jacqueline Lamba rencontre le photographe David Hare, mais qui ne quitte pas le monde de fleurs, les sauges, les amarantes, les balsamines, les pavots, et d’oiseaux, le rossignol des murailles de la maison de Saint-Cirq Lapopie, un monde et ses jardins enchantées: «Je suis heureux que tu aies appris à danser. Je me demande si je n’en ai pas été averti télépathiquement car voici quelques jours je me suis éveillé avec ce vers de Musset à l’oreille: «Vous aimiez Lord Byron, les grands vers et la danse» que j’ai toujours trouvé très beau.»

En quoi consiste les jours «ordinaires»? «Tour à tour Elisa et moi, sur une échelle, nous faisons apparaître les pierres de la façade en brisant le «crépi» à coups de marteau et c’est merveille comme le soleil commence à jouer où il ne jouait pas.» Récolter des agates dans le lit du Lot. Boxer un guide, lors de la visite de la grotte de Cabrerets, qui outre l’expression agaçante de «chapelle des mammouths» ose un coup de bâton alors qu’André Breton vérifie du doigt l’authenticité d’une peinture pariétale. Maintenir une indépendance sans renoncement, malgré les pesanteurs pécuniaires, en comptant sur la vente qui tarde d’un petit Miro…

«Aube chérie, veux-tu bien descendre un de ces jours d’un étage et mettre à l’abri de la poussière les pièces d’échecs de l’île de Pâques qui ont dû rester sans précaution près du poêle?» Et si le 8 juillet 1960 «il fait ici un temps de fin d’automne: c’est presque le froid et il n’a guère cessé de pleuvoir depuis notre arrivée», violence des polarités, le 3 juillet 1961 «la chaleur est paralysante: près de 50° au dire de Julia.» Pourtant: «Les jours de Saint-Cirq n’ont pas d’histoire.» Il suffit d’habiter les variations d’un ciel zodiacal.

Malgré ce «je suis parfois trop longtemps sans trouver assez de lumière en moi», on ne rencontre jamais le sentiment d’usure que le temps finit toujours plus ou moins par instiller. Juste un léger clair-obscur, qui s’installe avec une certaine solitude: là où s’accomplissent les métamorphoses et les épiphanies.

Car d’une guerre à l’autre, le surréalisme s’efface du paysage intellectuel… Il y a encore quelques jeunes poètes à se réunir dans un café et rédiger des tracts exterminateurs. Mais l’évènement, le scandale n’est plus au rendez-vous… A l’heure de l’engagement sartrien et de la prise de parti politique comme critérium, à front renversé André Breton décrète «l’occultation». Désormais, c’est à travers les demeures alchimiques, le tarot de Marseille, l’astrologie, ou l’art brut, qu’il maintient la révolte sous les fusées éclairantes de la poésie, Rimbaud et Lautréamont, n’attendant plus rien de la «lutte des classes», et pas beaucoup plus de la nouvelle génération existentialiste («il est hors de doute que les staliniens trichent sur toute la ligne; raison de plus pour déplorer que dans le jeu de Camus se glissent aujourd’hui quelques cartes truquées.» ) Attitude d’un «grand indésirable», tout occupé de «ce grain de merveilleux dans l’aventure» et qui aura été un des rares à ne pas transiger avec les horreurs totalitaires de l’Histoire, dès leur origine. Et d’ailleurs, bientôt, sur les traces entre autres d’un Salvador Dali, le surréalisme se perdra dans une esthétique du bizarre, un «décorum» que la publicité, souveraine en économie marchande, dilapidera en procédés.

On sent, au fil des lettres, ce retrait de l’époque en cours: «Sculptés sur l’ongle, les grands voiliers piqués au vif emportent de haute lutte un torrent trahi par une étoile», au dos d’une carte postale, le 28-8-1957, vue de la pointe du Pern à Ouessant. Comme il en sera jusqu’au bout, et en est aujourd’hui même… Puisque c’est à partir d’un certain point de désarmement face à lui que l’ordre se dissipe en feux de Bengale et soleil trompeur. La partie ne se joue pas au bras ni au rideau de fer. La simple intensité du coquelicot sauvage, que célèbre le surréalisme même, dans cette correspondance où l’amour, comme hantise, ne cède jamais qu’à son évidence, elle se garde intacte.

André Breton? Un classique affirmait Etiemble. Peut-être même la fin du classicisme, celui du Grand Siècle, Bossuet, Racine, et qui sait: Pascal… La phrase est en elle-même une figuration, une puissance onirique. Elle ne se contente pas de faire avancer un «récit», elle est l’incrustation d’un astre, elle dresse un totem au carrefour de l’Inconnu. Le souffle s’incorpore dans le saisissement. Un creuset d’or sombre et de plomb étincelant. Il est possible que nul n’écrive plus jamais ainsi.

Dans la polarité des alternances, André Breton déploie l’arc-en-ciel à l’aube des saisons éperdues où nous nous éveillons plus libres…

23 commentaires:

  1. Il est difficile de faire un commentaire après un si beau billet.

    On découvre une autre facette d'André Breton, surtout lorsque, comme moi, la lecture des surréalistes est un peu ancienne, et le souvenir vaporeux.
    Et j'ai l'impression que le poète se fait naturellement romantique avec sa fille dont le nom affirme, hélas, le contraire du devenir de son autre enfant : son courant poétique.

    Peu à peu, comme vous le soulignez, le surréalisme s'occulte (et verse parfois dans l'occultisme) ou, avec d'autres, se trahit.

    Le dernier sursaut du classicisme? Peut-être. Un cri, encore, ultimement harmonieux, pour le rêve, étouffé dans le carcan des "systèmes", des techniques, des déterminismes modernes - sans doute.

    Mais, osons le dire, cela fait du bien de lire lorsque l'écriture est si parfaitement maitrisée, jusque dans les occasions "quotidiennes" et privées d'écriture.
    Preuve, peut-être, que, parfois, le "quotidien" touche à l'universel.

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  2. Merci de publier ce Billet sur ce Blog Harmoniques et Nuances, cher Kairos. Son thème me touche, car la flamme de mon père, François, s'est éteinte le 3 Novembre, et des petites roses rouges ont été posées sur le papier, à côté de son urne.

    Particulièrement sensible à la phrase de Breton «Qu’avant tout l’idée de famille rentre sous terre», j'axerai cependant mon premier commentaire sur ce père qui écrit si magnifiquement à sa fille «Je vous souhaite d’être follement aimée.»

    Délicieux exercice de "conscience phonologique" en début de texte... Avec une simple inversion des mots, à un phonème près, Ecusette de Noireul pouvait glisser en " Noisette d'Écureuil". Mais non, Breton a choisi l'élider le doux phonème /y/, comme le font parfois les petits enfants...Comme le faisait peut-être la petite Aube, cette petite fille qui méconnaissait absolument l’orthographe et les règles de conjugaison...

    L'amour paternel de Breton s'épanouit à travers les si jolis mots de minéraux (corail, perle, sel gemme), de végétaux(aubépine,fleur blanche en étoile de cactus, lierre), d'animaux (chats, papillons, oiseaux de mer)...

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  3. Votre texte, Kairos, pose une question importante en ces temps de politicaillerie à outrance, et d'indigence politique.

    La réflexion théorique et argumentée sur les relations de pouvoir, l'État...est remplacée le plus souvent par une pensée molle, pétrie dans un jargon sclérosé, par de simples slogans tenant lieu de concepts, ou par une bienséance constamment indignée.

    La sagesse ne serait-elle donc pas de revenir aux fondamentaux basiques de la révolte pour redonner vigueur à la créativité... et à l'espoir?

    Ainsi, dites-vous, le fit Breton refusant la prise de parti politique comme critérium, et maintenant la révolte sous les fusées éclairantes de la poésie, Rimbaud et Lautréamont, n’attendant plus rien de la «lutte des classes».

    Car les mots pour le dire, les Mots et les choses, comme le disait ce cher Foucault, ne sont pas anodins. Les mots peuvent ouvrir l'espace de la pensée ou le clôturer.

    Or le lexique, la syntaxe, la rhétorique et la prosodie politiques sont aujourd'hui le reflet assez effrayant de la fermeture des portes de la pensée, semblant redoubler à l'infini la clôture des horizons.

    On a le plus grand besoin d'aubes avec la petite rose ou la merveilleuse fleur blanche étoilée du cactus délicatement posées sur le papier...

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  4. Pour marcher dans les traces laissées dans l’argumentaire de votre seconde partie de Billet, Kairos, citons cette phrase de Breton:

    «Il y a à la base de toute réflexion profonde un sentiment si parfait de notre dénuement que l’optimisme ne saurait y présider... Je me crois sensible autant qu’il se peut à un rayon de soleil mais cela n’empêche pas de constater que mon pouvoir est insignifiant... Je rends justice à l’art en mon for intérieur mais je me défie des causes en apparence les plus nobles.»

    A l’heure des débats sur «l’identité nationale», rappelons en guise de clin d’œil que Breton se défiait de «l’esprit français» fait selon lui de blasement, d’atonie profonde dissimulé sous le masque de la légèreté, de la suffisance, du sens commun le plus éculé se prenant pour le bon sens, du scepticisme non éclairé, de la roublardise…Portrait cruellement actuel, hélas.

    Pour abolir les conformismes et les préjugés, combattre le rationalisme, Breton usa de la poésie comme d’une arme aux multiples facettes telles que l’imagination, «qui fait à elle seule les choses réelles, l’émerveillement, les récits de rêves et les surprises du hasard, l’écriture automatique, les raccourcis de la métaphore et l’image» . Il souhaita «retrouver le secret d’un langage dont les éléments cessassent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte.»

    Pour Breton, qui souhaitait à sa fille d’être follement aimée, l’amour est une merveille où l’homme retrouve le contact avec les forces profondes. L’amour «ouvre les portes du monde où, par définition, il ne saurait plus être question de mal, de chute ou de péché». «Il n’est pas de solution hors l’amour».

    Comme le disait Marcel Duchamp, «Je n’ai pas connu d’homme qui ait une plus grande capacité d’amour. Un plus grand pouvoir d’aimer la grandeur de la vie et l’on ne comprend rien à ses haines, si l’on ne sait pas qu’il s’agissait pour lui de protéger la qualité même de son amour de la vie, du merveilleux de la vie. Breton aimait comme un cœur bat. Il était l’amant de l’amour dans un monde qui croit à la prostitution. C’est là son signe».

    Un beau signe d'Aube...

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  5. J'aime beaucoup votre Billet, Kairos. Il est intelligent, sensible et extrêmement bien documenté.

    Vous montrez bien qu'André Breton vivait avec vigilance et clairvoyance dans son temps, et qu'il n'était ni "l'amuseur" inconséquent ni le "Pape" pontifiant dont d'aucuns ont voulu figer l'image.

    C'était un être sensible pour qui l'amour était l'une des choses les plus fondamentales.

    Merci.

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  6. Ah, mon bon (même excellent, disons le) kairos,
    je viens de me régaler de votre prose tenue et un peu distante comme il sied parlant du premier (chronologiquement) des surréalistes, lesquels se plaisaient assez, pour mon grand plaisir, à marquer leur mépris de l'ordinaire en déroulant hautainement une prose parfaite.
    Breton, le terrible et trop souvent sectaire Breton, en tendre père amoureux de son Aube. La voyant croître en beauté et en lumière avec une dilection émouvante. Que c'est beau, souvent, malgré quelques afféteries de "poésie" un peu convenues où je sens trop le Poète, le chef d'école, qui se dit "je suis le poète, soyons poétique". Le père de garçons que je suis est un peu jaloux, mais surtout heureux que vous nous
    ayez offert avec tant de délicatesse et de justesse cette visite aimablement guidée dans un intime qui devient ainsi une part de notre patrimoine. Une belle écriture française, si je peux me permettre un clin d'œil amical…

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  7. Ne fallait-il pas une âme intransigeante pour résister et traverser une époque impitoyable? Ce qui lie tous les aspects de la personnalité d'André Breton, n'est-ce pas pas la poésie comme mode d'existence, comme existence souveraine? "Le seul mot de liberté est tout ce qui m'exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sasn doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d'esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il y irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice supême." Ce passage du premier "Manifeste du surréalisme", 1924, n'a-t-il pas pour lui toute la perspective du nouveau siècle? Merci à ces lectures attentives...

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  8. cher Kairos,
    Une âme intransigeante, certes oui. Ne craignons pas la tautologie quand il s'agit d'asséner des évidences vitales trop négligées. Mais à cette indispensable fidélité à soi même d'une âme qui tâche à être forte il me semble qu'une certaine souplesse, un certain délié dans l'intelligence des êtres et de la vie, ne font pas opposition. Refuser la médiocrité qui menace à tout instant de nous envahir, oui, c'est de l'intransigeance forte, on se la doit à soi-même et on la doit à l'autre, s'il en vaut la peine. Et s'il n'en vaut pas la peine, qu'importe. Bon vent. Mais jeter, comme on dit, le bébé avec l'eau du bain; refuser de faire la part non des choses mais des êtres, de leur pauvre et merveilleux mystère, de leurs contradictions,de leurs chutes (la route est parfois si rude) et se draper dans une attitude de principe, cela me paraît tenir à la psychorigidité qui est, toujours, un aveu non voulu : " j'ai tellement peur…".

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  9. Le surréalisme à été un lieu d'accueil, de passage et donc de départ, de rupture... André Breton refusait une dissolution(qui est pourtant advenue, après lui), ce pourquoi il marquait les limites; il était le témoin, l'étoile invaincue d'une route pour les égarés solitaires... Il tenait toujours le pari et le défi, sous les ricanements qui n'ont jamais manqué. Mais il ne conduisait aucun peuple vers la terre promise... Son caractère le portait à des exigences un peu brutales, on en a une vision corrosive dans le roman de Raymond Queneau "Odile"... Mais somme toute c'est aussi à travers le surréalisme tel qu'André Breton le voulut absolument que des itinéraires personnels se sont trouvés hors des sentiers battus... "L'héroïsme de la découverte" passait par lui, et quelque soit les éloignements des uns et des autres, dans des directions souvent incompatibles, ceux qui l'ont connu ne l'auront jamais tout à fait perdu de vue, il restait une manière de se situer, de savoir où on pouvait en être, dans la mauvaise tournure des événements d'un siècle terrifiant, un veilleur, une vigie, qui le demeure peut-être?

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  10. Vous soulevez des problèmes fondamentaux, chers Kairos et Parleur...

    Qu'est devenue, depuis 1924, la plus grande liberté d'esprit dont parlait Breton, après les guerres, la Shoah, le conflit israélo-palestinien, la montée des intégrismes de tous poils, la mondialisation? Ne sont-ce pas les mésusages qu'il fustigeait qui s'imposent aujourd'hui, devant nos yeux souvent révoltés et révulsés?

    Ne voyons-nous pas sévir les ravages de la pensée unique, sans cesse enroulée sur elle-même, à l'infini de ses indignations et de ses certitudes? Ne voyons-nous pas sévir les aveuglements de la pensée binaire, de la bien-pensance normative, tournant en rond dans ses sentiers battus et rebattus, avec, à l'horizon, des mirages en forme - ô stupéfaction - de "Grand soir", en dépit des gifles et coups de poings imposés par la réalité politique?

    Alors, oui, nous avons bien besoin de vigies et de veilleurs...

    Et vos commentaires complémentaires suggèrent que les veilleurs sont en chaque être, dans son irréductible solitude, mais également entre les êtres, car les humains sont les uns par les autres. Les avancées de la science aujourd'hui nous le démontrent, s'il en était besoin.

    Que seraient les humains sans l'empathie, les échos de l'autre, les magiques effets des (neurones) miroirs, les résonances, et l'amour... qui permettent de rompre les solitudes, de dépasser la terrible peur évoquée par Parleur, et d'ébaucher des cheminements partagés, parfois fugaces, mais si vitaux... pour que s’accomplissent les métamorphoses et les épiphanies.

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  11. " Qu'est devenue, depuis 1924, la plus grande liberté d'esprit dont parlait Breton?" La décolonisation, le suffrage (vraiment) universel, la sécurité sociale, l’école obligatoire jusqu’à 16 ans, l’abolition de la peine de mort, les radios libres, internet...

    Bien sûr tu as raison, Monica, mais je n’ai pas tort non plus.

    “La société ne vit point d'idées négatives, mais d'idées positives.” (Saint Simon)

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  12. Chère Caroline,

    Certes non, tu n'as pas tort, et tu as même raison de souligner les acquis depuis 85 ans...

    ... confirmant avec ta remarque saint-simonienne que nous avançons bien les uns par, et avec, les autres.

    Nos regards si complémentaires, selon nos moments et nos singularités, balaient le positif et le négatif dans l'horizon, ouvrant ainsi l'univers des possibles...vers l'épiphanie de préférence ;o)

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  13. La "grande liberté d'esprit" qu'évoque André Breton serait la part irréductible de l'aventure humaine qui échappe à l'ordre social... Il ne s'agit pas d'ailleurs d'être contre (bien que), mais de ne pas se situer là, de poser un ailleurs ("la vraie vie est ailleurs" Rimbaud)où le rêve comme forme du désir, au sens freudien, n'est plus le contraire de l'existence... Et ce n'est pas une utopie (laquelle relève du social), c'est une opération poétique, une création où "les mots font l'amour" (non comme imitation d'un accouplement, mais comme mythification de la rencontre, soit sa réalité la plus vive au point d'une sorte d'extase).
    Aucun progrès, aucun confort ne règle la dérilection, s'il ne l'entretient pas... Ne pas livrer le réel à la nausée, c'est tout le projet surréaliste... Et la solution n'est pas éminemment "politique", du moins pour André Breton... Il ne voit pas dans tel ou tel aménagement de la société la réponse définitive, ce qui n'empêche pas les prises de position (ainsi le combat continue, de la guerre du Rif au conflit algérien, contre le colonialisme)...

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  14. Oui, Kairos, l'opération poétique permet de tracer des possibles, d'ébaucher des virtuels, qui restent souvent en souffrance, voire qui sont barrés, du fait des contraintes sociales.

    De ce fait, à mon sens, la pensée politique (au sens noble du terme, et non dans celui, dévoyé, de la politicaillerie)doit puiser dans les racines de la poésie, de l'art, pour revenir au sens profond et vivant de l'existence. Autrement, elle se dessèche et elle meurt.

    Pour dire le vrai, je ne parviens plus depuis longtemps à lire les textes qui se veulent "politiques". Ce sont... je ne sais quoi: non pas des arbres morts car les arbres morts sont des œuvres d'art naturelles! Ce sont... des scories de pensée, des assemblages de mots creux, qui n'ont plus aucune musique et dont mon oreille ne saisit plus rien. Des scories que je jette ...

    Je ne vois pas "l'utopie" dans le registre seulement social, mais dans le registre de la pensée qui file vers l'avant, qui se projette, qui pousse le rêve vers l'infini, en puisant dans notre registre - immense - de virtuel non encore advenu. Ce virtuel que les artistes ont le privilège de nous donner à voir, lire, entendre, toucher...

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  15. Yeah Monica, je te médaille ré-évolutionnaire!
    La solution est poélitique et la première pierre est d’envoyer paître les vieilles lunes dogmatiques - et de lutter contrer la remise en cage des mots dans les positions des différents missionnaires - qui broient toutes capacités de trempoliner gaiement dans notre temps vers notre avenir. Et de détruire les grenades anti-personnelles balancées par les uns et les autres dans le tissage de l’histoire.

    Il n’est pas question de faire du passé table rase, mais de raser à blanc ces théories qui n’ont jamais satisfait qu’aux fantasmes de quelques uns contre tous les autres.

    Sur les chemins de l’humanité inachevée nous avons été des roseaux pensants, des animaux sociaux, des masses, des consommateurs, il est temps de devenir des personnes vivantes.

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  16. Breton + kairos + Monica :ouf, c'est du lourd, ça nourrit, ça fait du bien par où ça passe…
    D'abord la formule de Breton ou plutôt la parenthèse de kairos qui me saute aux yeux qui me saute au cœur. Mythification de la rencontre … sa réalité la plus vive au point d'une sorte d'extase. Cette poésie mise en vie. La poésie non comme enjolivement mystificateur(la "pouasie" selon Kundera) mais la poésie comme acte créateur qui tente de puiser au vif, de mythifier c'est à dire de construire, de trouver, d'inventer au cœur même du réel une lumière qui aura la force fondatrice et élucidante du mythe. Une poésie sévère et exigeante, chercheuse et parfois trouveuse de lumière et d'une joie, en effet, extatique. Une règle de vie.
    Merci kairos de cette parenthèse qui éclaire ma journée.
    Quelle journée ! Voici que notre Monica s'empare de l'opération poétique et de la rencontre (je pense moi au mystère insondable de la rencontre amoureuse mais il est d'autres rencontres) passe à l'indispensable refondation anthropologique du politique par la prise de conscience de ce qui engendre et définit notre humanité même. Il s'agit
    là de passer du simple "vivre ensemble" dans la cité, simple juxtaposition codée, au "vivre les uns par les autres" qui n'est pas une utopie, car il ne fixe rien, c'est au contraire une ouverture, une aventure : on n'arpente pas les rues balisées de la ville, on prend la mer… Cette refondation anthropologique conduit bien à une opération poétique incontournable où il s'agit de tourner le dos à ce qu'il est convenu d'appeler réalisme-qui n'est qu'une somme triste d'habitudes érigeant en critères du vrai une longue suite d'erreurs et de contraintes artificieuses qui s'auto-authentifient d'une manière quasiment terroriste-
    tourner donc le dos à cette résignation mutilante pour découvrir notre vérité partagée d'humains. Et si le bonheur d'être soi passait aussi par le bonheur de ne pas être soi ?


    "les mots font l'amour" (non comme imitation d'un accouplement, mais comme mythification de la rencontre, soit sa réalité la plus vive au point d'une sorte d'extase).

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  17. Mon cher Parleur, comme tu le dis joliment (les mots font parfois la vie si douce), le vivre les uns par les autres n'est pas une utopie, car il ne fixe rien, c'est au contraire une ouverture, une aventure: on n'arpente pas les rues balisées de la ville, on prend la mer…

    J'adore cette traversée hors des balises, du moment que, boussole de la vie en tête, nous évitions les impasses et les culs-de-sacs (inversion strictement interdite par la décence de l'identité nationale, Mme Morano, non mais)...

    ... Et que donc, évitant les impasses, fouettés par le vent froid et bleu qui nous revigore, nous parvenions... oh merveille ! à la mer brillante, argentée, sous la pleine lune...

    ... La mer de tous nos espoirs et désirs, dont le doux ressac nous apaise... alors que surgit dans le ciel... rêvé-je?... mais non...

    ... c'est bien un ange...

    ... qui chante, avec la douce voix de Violeta Parra, en posant une petite rose rouge sur l'écume des vagues:

    Gracias a la vida que me ha dada tanto...

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  18. L'histoire tombe au-dehors comme la neige

    a dit André Breton...

    ... et après avoir été immaculée, elle fond ou se souille parfois aussi vite ?

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  19. Permettez-moi, cher Kairos, de poser une autre petite rose de Breton, cette fois sur les papiers d'identité...

    Dans un article intitulé André Breton face à
    l'identité de la "femme-enfant"
    ,Jean-Xavier Ridon fait quelques remarques dont j'extrais ceci:

    Prendre le problème de l'identité dans l'œuvre d'André Breton nous permet de nous placer au centre de convergence où les pensées polémiques, politiques et théoriques s'élaborent.

    Pour Breton, la poésie n'est plus une activité hors vie dans laquelle le poète, perdu dans sa "tour d'ivoire," se perdrait dans les méandres de sa création. Elle devient une nouvelle façon de s'investir dans le monde, une
    nouvelle forme d'approche de la réalité. En ce sens, la poésie ne se définit plus seulement par l'écriture, mais davantage comme un "mode de vie."

    Ainsi c'est beaucoup plus un certain regard sur le monde qui devient le signe du poétique. On comprendra alors pourquoi Jacques Vaché dont on
    n'a que des Lettres de guerre a toujours été considéré par Breton comme l'un des grands précurseurs du mouvement surréaliste. La poésie, Vaché l'exprimait dans ses attitudes de refus et de provocation face à la société.

    Ainsi pour Breton la poésie qui dépasse l'acte d'écriture doit pouvoir répondre d'une manière nouvelle à la question que se posaient déjà les
    philosophes présocratiques et par laquelle il commence son livre Nadja:"Qui suis-je?"

    Breton, en partant de la réponse célèbre qu'en fit Rimbaud("Je est un autre"), découvre que cette formule narcissique du "je" à la recherche de lui-même, est la condition de la découverte de l'autre, de l'ailleurs et du différent. Formule d'extériorité à soi-même, la réponse de Rimbaud devient le moteur de ce regard poétique dont nous parlions plus
    haut et que Nadja va incarner aux yeux du poète
    .
    __________________________
    Si la formule narcissique du "je" à la recherche de lui-même est la condition de la découverte de l'autre, de l'ailleurs et du différent...
    ...alors la question de l'identité est non seulement hautement pertinente, mais également vitale...On ne doit surtout pas l'enterrer ni l'enliser. Car non seulement le JE y perdait, mais également le NOUS et le EUX.

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  20. L'identité ne serait-elle pas le renoncement à soi? Il y a ce qu'elle nous assigne comme place, héritage et destination... et l'écart définif et désaffilié qu'elle nous ouvre...

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  21. Tout a fait d’accord avec vous Kairos.
    L’identité n’a de sens que pour faciliter le travail du facteur. Au-delà de cela en appeler à elle c’est vouloir nous contraindre à renvoyer l’image que d’autres ont imaginée pour elle.

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  22. L'identité est une notion complexe, qui porte à la fois la fermeture (ce que voient seulement ses contradicteurs aujourd'hui), mais également l'ouverture et le germe de la liberté.

    Elle implique, comme vous le dites, Kairos, la place assignée et l'ouverture désaffiliée. Grâce à cela, l'identité est à la fois un socle et un mouvement. Elle est aliénation et renoncement à soi pour une part, mais aussi ouverture des virtuels de soi d'autre part.

    Dans le mince écart entre assignation et désaffiliation, nous pouvons exercer notre liberté.Etre à la fois humain, français, européen, homme, femme...et surtout, changeant, fluide, flexible: en vie.

    L'identité porte également le double mouvement de soi et de l'autre. Car, pour me dire "identique", je dois dans le même moment désigner l'autre. "Je" n'est rien sans l'autre. Si "Je" ne s'est pas construit en référence à l'autre, l'autre n'existe pas...

    J'ai longtemps nourri une méfiance très forte à l'égard du concept de "Différence" et de son corollaire, "l'identité". Je pense aujourd'hui qu'il ne faut pas craindre ces notions, mais les délester de leurs scories oppressives (idéologie naturaliste, par exemple) et les remettre sur le métier à penser, en nouant patiemment fil avec fil.

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  23. Il n s'agit pas de Breton, mais de Camus et Sartre.

    Un article intéressant dans Agoravox:

    http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/albert-camus-et-jean-paul-sartre-68029

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