vendredi 1 mai 2009

Comment aborder en psychologie la question du "Mal"?


La Souffrance et le Mal: de l'Autre
par Monica

La psychologie est amenée quotidiennement à traiter des rapports de la souffrance et du mal. Comme elle a affaire surtout aux frémissements du petit mal et non aux convulsions du grand mal (incarné par la criminalité), elle n'a pas toujours bien formalisé leurs rapports. Or, elle rencontre différentes formes de violence et de destruction qui devraient la conduire à expliciter ce que sont respectivement la souffrance et le mal.

Dans toute manifestation psychique de souffrance, la psychologie recherche le mal: traumatismes du corps, blessures de l'esprit, déchirures existentielles. Ainsi, la souffrance psychique s'enracinerait-elle dans le mal que la vie, les autres, auraient fait au sujet, entraînant déséquilibre, douleur et souffrance.

Aux débuts de la psychanalyse (Etudes sur l'hystérie de Freud), le mal était conçu en termes de réel: séductions précoces, viols, incestes étaient invoqués comme fondements quasi palpables de la souffrance psychique. Puis Freud découvrit la notion de fantasme, et le mal tendit à s'inscrire dans l'élaboration psychique du sujet, dans son intériorité.

Cependant, la clinique de l'enfant, de la psychose, de l'alcoolisme réintroduisit un certain Réel, et l'on vit surgir une "mère du psychotique", une "femme d'alcoolique" aliénantes et mortifères. La volonté de nuire de l'Autre - le "père pervers" précédant la "mauvaise mère" et la "mauvaise femme" puis s'effaçant derrière elles - revint ainsi hanter les plages de la souffrance psychique.

Mais, avocate de la défense, la psychologie cherche aussi la souffrance derrière le mal. Confrontée à des expressions de violence et d'agressivité, elle cherche l'impensable et inexprimable douleur qui aurait conduit le sujet à "se défendre" en "attaquant". Les actes destructeurs sont ainsi reliés à un pathos: l'acte destructeur du sujet serait dans le pur continuum de sa souffrance, il serait pure souffrance. La souffrance et le mal seraient quasiment des synonymes. Le sujet ne pourrait être coupable, mais il serait victime: de l'Autre (père, mère, femme, mari, société) qui l'a blessé.

Si cet entrelacement de la souffrance et du mal est nécessaire au dispositif psychothérapeutique, il ne peut être étendu sans risques à toutes les sphères de la psychologie, notamment à celles qui prennent en compte l'agir des individus, leurs relations avec les autres. Le mal est certes sur le plan sémantique synonyme de douleur et de peine, mais il est également ce qui est contraire à la morale, à la vertu, au bien. Or le Bien, la vertu, ne sont pas des concepts psychologiques. Deux thématiques sont révélatrices de cette hésitation de la psychologie: la perversion et la criminalité.

Le débat sur la perversion, que Robert Stoller a sorti d'une certaine ornière, permet de différencier pratiques minoritaires (notamment sexuelles) et anormalité. En effet, derrière des pratiques que la société considère comme "normales", peut s'exprimer "le désir de faire mal", qui est selon Stoller l'expression même de la perversion. A l'inverse, des conduites jugées "perverses" peuvent être totalement dénuées de tout désir de faire mal.

Ainsi, le mal se définit comme l'expression d'un mouvement de destruction dont l'Autre, les autres, sont l'objet.

La perversion en tant que Mal se lit comme une intentionnalité destructrice, une objectivation des autres, qui peut prendre la figure larvée de l'envie, de la jalousie, du racisme, de la misogynie, de l'instrumentalisation fantasmatique de l'autre... ou bien exploser dans le viol, le meurtre.

Devant ces actes, la psychologie ne peut et ne doit pas se dessaisir de la question éthique en l'abandonnant aux philosophes, sociologues, moralistes, théologiens. Elle risquerait alors d'appliquer à son insu une morale "spontanée" pernicieuse car implicite. Elle ne peut pas non plus se réfugier derrière les remparts commodes de l'inconscient, de l'ambivalence et du fantasme. Elle doit garder à l'horizon la Loi et l'Altérité. Et c'est en s'approchant au plus près de l'agir destructeur - et non de la simple intentionnalité destructrice, dont les effets sont apparemment arachnéens - qu'elle peut, sans complaisance, aiguiser sa réflexion.

Le mal est alors défini comme l'atteinte à l'autre. L'homicide est possible parce que le sujet est entré dans un processus de réduction et d'objectivation de l'autre. Ce processus peut être pathologique (s'opérer à l'insu du sujet) , mais il peut également être choisi, calculé, imaginé, par le sujet. Et, pour faire retrouver au meurtrier le chemin de l'autre, Surveiller et punir - comme titrait le cher Foucault - ne suffisent assurément pas.

Erich Fromm tenta de conceptualiser cette question en opposant conduite constructive (création) et conduite destructrice (crime). Dans les conduites destructrices, Fromm distingua sadisme (physique et mental) et nécrophilie (amour de la mort, opposé à l'amour de la vie ou biophilie), deux composantes qu'Hitler développa de façon exponentielle.

Cette opposition est intéressante, mais on pourrait reprocher à Fromm d'avoir traité à la légère ce qu'il nomma l'"agressivité bénigne", comme les agressions "ludiques" à usage fantasmatique, ou l'"affirmation virile" des hommes envers les femmes ou "féminines" des femmes envers les hommes... qui sont loin d'être aussi bénignes dans leurs effets sur les êtres.

Le danger pour la psychologie sur la question du Mal est le relativisme. Un père violerait sa fille du fait des relations complexes existant entre eux, en quelque sorte à part égale.La victime apparente d'un système familial oppressif en serait partie prenante. Somme toute, il n' y aurait pas de relations de pouvoir, mais des interactions fondées sur des pôles complémentaires. La dialectique hégélienne du Maître et de l'Esclave se perpétuerait ainsi dans la réflexion psychologique, l'empêchant de définir et de conceptualiser le mal. Une telle approche circulaire mettrait sur le même plan victime et bourreau, dominant et dominé et serait extrêmement réductrice.

Quel chemin nous reste-t-il ? Probablement celui de l'"humanisme bien tempéré" (Todorov).

Comme le dit Claude Lanzmann à propos de la Shoah, "Ne pas comprendre fut ma loi d'airain pendant toutes les années d'élaboration et de réalisation de la Shoah".

On opposera cette position à celle d'Alice Miller, qui écrivit: "Sur le fond de la répression accumulée du caractère infantile dans notre éducation, on comprend assez facilement, ou presque, que des hommes et des femmes aient pu sans problèmes apparents conduire à la chambre à gaz un million d'enfants porteurs de ces parts de leur propre psychisme qu'ils redoutaient tant".

Expliquer le mal: oui, mais le comprendre: non.

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Références

- Fromm, E. La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine. Paris, Laffont, 1975

- Lanzmann, C. Hier ist kein Warum. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1988, n° 38, p. 263

- Miller, A. C'est pour ton bien. Racines de la violence dans l'éducation de l'enfant. Paris, Aubier, 1984

- Stoller, R. La perversion et le désir de faire mal. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1984, n° 29, pp. 147-172

- Todorov, T. Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine. Paris, Seuil, 1989

6 commentaires:

  1. mal => "lam" comprenons "lame"
    le mal est une lame nécessaire pour réveiller l'âme et la rendre consistante si on parvient à le cerner pour mieux le transcender...
    Cette notion psychologique se tend vers une réalité physique bien décrite par Lavoisier: "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme"...Les états mentaux - cet état en particulier - peuvent donc être dépassés ;o) La prise de conscience est un début:les déspotes se nourrissent de cette lame sans chercher à la détourner de sa fonction 1ère, d'autres ne l'exploitent pas et puis certains voyagent parfois dans leur conscience pour y travailler ;o)

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  2. Joli rapprochement entre lam (l'âme) et mal...
    Effectivement, la conscience que le mal est potentiellement (ou réellement) en soi et en l'autre est le premier pas vers une plus grande liberté.
    - pour les despotes et autres pervers, c'est hélas la liberté de faire le mal avec plus d'"efficacité", car ils en connaissent les ressorts intimes.
    - pour les passifs, la mer reste étale, pas de lame ni d'âme bouleversée.
    - pour les actifs voyageurs,il faut traverser le mal pour y trouver "le côté obscur de la force" et en exploiter la puissance créative.

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  3. Merci pour cet écrit que j'imprime et qui va m'aider à cheminer.
    marie

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  4. Une réflexion de Antoine Christian LABEL NGONGO dans Agoravox sur la violence de certains jeunes et les dangers de la réponse victimaire. Extraits choisis en fonction de mes intérêts tout à fait assumés
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    http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/violence-des-jeunes-absence-de-68541
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    La violence se justifie-t-elle par rapport à la sagesse ? Je ne le crois et le partage pas, malgré le fait que j’ai pu agir violemment dans le passé. Je n’ai jamais fait partie de bande, encore moins de clans spécifiques. Y a-t-il une raison pour que à chaque fois qu’un problème sociétal impliquant des jeunes désœuvrés et la police quelle qu’elle soit, nationale ou municipale, pour que la faute ou présumée telle tombe sur le dos de ces corps constitués ou institutions ? La sagesse et l’objectivité font alors défaut, et l’objet devient de savoir quels sont les torts de la police. Il ne vient pas à l’esprit de se demander quelles sont les diverses fautes des jeunes ?
    Je suis parent et j’imagine que cela doit être difficile de perdre un enfant. Néanmoins je reste également lucide pour me demander que peut bien faire un jeune homme dehors avec d’autres potes à lui à une heure avancée de la nuit sur une voie de circulation sans phare ? Comment fait-on, en connaissance de cause pour se mettre sur un engin prévu pour deux à trois dessus ? Là, il s’avère que ce sont les protagonistes qui ont eu des soucis, dramatique pour l’un, et très grave selon les éléments du procureur pour les autres. Je suis sidéré de constater le manque de sagesse des différentes personnes qui s’expriment. Il fallait les laisser faire selon leurs propos et venir les appréhender à la maison après, parce qu’ils étaient connus. Je me demande où se trouve l’Etat dans ses droits ?

    Ces jeunes, soi-disant scandalisés par ce qui s’est passé dans cette ville de WOIPPY, devraient prendre la peine de lire et de s’informer sur les drames occasionnés en France chaque année par des jeunes se comportant comme ceux qui ont eu un accident de scooter. Ils verraient l’ampleur des dégâts sur des humains et par contre je ne sais s’ils comprendraient la tristesse qu’ils peuvent occasionner dans ces foyers ou personne ne va incendier la voiture d’autrui, où personne ne va réaliser une vengeance expéditive.

    Tout cela amène à se demander s’il est judicieux de considérer que la société (notre système de société occidentale) est la cause de la violence (celle qui existe chez nous), il n’y a qu’un pas que l’on franchit assez vite ; et c’est une tendance typique de notre époque que de rejeter la cause de la violence sur les conditions économiques, la rivalité des classes sociales.

    Faut-il donc prendre la violence de ces jeunes, comme un moyen d’expression, faute de se trouver incompris. Je répondrais NON, car ce serait de nouveau trop simple. On ne peut assimiler les violences ou comportements violents à une réponse concrète qui ferait vivre les jeunes de tout type en manque d’attention.
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    Ces questions ne préoccupent d'autant plus que je travaille dans un Service de pédopsychiatrie qui accueille des enfants et adolescents en grande souffrance et violence.

    La prise en compte de ces problèmes implique d’articuler soigneusement dans la réflexion le bien et le mal (pour moi, l’atteinte à l’autre), les mécanismes d’oppression subis (qui doivent être compris, pris en charge)et aussi la violence contre autrui mise en acte (qui doit être sanctionnée).

    Des réflexions que la gauche a des difficultés aujourd'hui à mener de façon dialectique...

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  5. Voici le commentaire que j'ai laissé à l'auteur de l'article ci-dessus.
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    Comment comprendre la violence, et comment y répondre ?

    On ne peut y répondre de façon simple. Car si des personnes (jeunes ou pas) se livrent à des actes dangereux pour elles-mêmes et pour autrui, il faut chercher les causes, tenter de remédier à leurs effets, mais également sanctionner l’acte qui a porté atteinte aux autres.

    Définir seulement la personne comme la "victime" d’un système est contre-productif, pour la personne elle-même et pour la société.

    Il faut également tenter de prévenir la violence, en s’attaquant à ses multiples causes chez les jeunes : échec scolaire, voire illettrisme, manques de repères symboliques, écartèlement entre des repères culturels hétérogènes....

    Tous les volets doivent être envisagés en même temps : prévention, compréhension et prise en charge des souffrances sous-tendant les actes de violence, et sanction des actes.

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  6. Chère Monica,

    Il me semble que ce "fait divers" touche bien plus au traitement de la mort dans les médias, qu'à celui de la violence.

    les faits bruts sont : des hommes sont morts...

    les circonstances : 3 jeunes, les forces de police.

    La question : comment éviter l'irréparable : la mort.

    Alors l'on demande des comptes aux vivants. Toujours.

    Si un homme en assassine un autre, l'on cherchera des circonstances atténuantes dans la vie du meurtrier, pour comprendre impensable

    Si un corps administratif est de près ou de loin soupçonné d'avoir pris par à la mort, alors l'on attaquera ce corps inerte qu'est une administration.

    Ce qui révolte fondamentalement, c'est la mort.

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